CONVENTION AU STEAK
Chantal a invité hier soir une copine déprimée. Elle sait que je puis avoir, par ma délicieuse pratique professionnelle, un peu d'impact sur ces natures plongeuses. Et donc, nous avons dîné toutes trois, femelles tendues et ingurgiteuses de Bordeaux, autour de l'expérience de la déprime. La copine de Chantal, Virginie, est une femme charmante mais qui angoisse. Je ne connaissais guère les angoisses de Virginie avant cette soirée bordeaux-divan, tant Chantal a l'art de dire sans dire, de cligner de l'oeil comme Bossuet a l'art de la période. Le clin d'oeil de Chantal était un discours sous-entendu, une protase cachée, une apodose fluette. Bref, je voyais Virginie pour la deuxième fois de ma vie, je ne connaissais rien de ses envies, de ses difficultés, de ses fuites, je dînais donc allégrement. Nous avons parlé de tout et de rien, de Sarkozy, donc de tout et de rien, de Carla Bruni, donc de tout et de rien, de la vie qui va, des espérances qui sonnent à nos oreilles quand on prête attention aux échéances de l'homme. Le dîner était bon, inutile de dire que je n'étais pas aux commandes, et nous attaquions une magnifique pièce de boeuf, un steak garni de purée de pois cassé, sur fond de Serge Reggiani, un CD que j'avais mis au hasard, pour mettre des mots entre nous, au cas où. Bêtise d'entre les bêtises. Car Reggiani chanta, à ce moment-là, dans la petite boîte des baffles, la chanson Il suffirait de presque rien et Virginie, la fourchette à la main qui crucifiait un morceau de steak, se mit à fondre en larmes.
Le mâle chanteur pleurnichait aussi : 'Il suffirait de presque rien Peut-être dix années de moins Pour que je te dise "je t'aime" Que je te prenne par la main Pour t'emmener à Saint-Germain T'offrir un autre café-crème". Et les larmes devinrent torrent quand le Serge nous dit la vérité : "Vraiment, de quoi aurions-nous l'air J'entends déjà les commentaires: "Elle est jolie, comment peut-il encore lui plaire, Elle au printemps, lui en hiver?"". Chantal aussitôt se leva, gronda, éructa même et me dit : Vraiment c'est malin, tu es contente de toi, tu te crois tout permis, bravo, c'est intelligent de ta part, tu ne comprends donc pas... Bref on m'engueula tout de go. Virginie mouchait, je baissais la tête, pauvre petite chose. Et puis, à travers les sanglots, je compris que Virginie se désespérait de trouver le réconfort auprès d'un amant qui avait 28 ans de plus qu'elle, amant qui lui faisait des crises de narcissisme mêlé à des réglements de comptes qui disaient : je ne mérite pas d'avoir une femme plus jeune que moi. Bref, un cas classique, un cas d'évitement de paternalisme amoureux, le contraire du cas Sarkozy.
Je me sentais merdeuse. Ma petite cervelle cependant fulminait : Tant de larmes pour 28 ans d'écart, tant de souffrances pour une apparence physique, tant de torture pour une chanson, tant de steak mal avalé pour quelques conventions, merde, comme nous pouvons être aliénés facilement par le regard supposé d'autrui! Et je continuais mes délires intérieures en opposant la différence d'âge hétéro à la nature même de ma sexualité : aimer son propre sexe, sans narcissisme et sans a priori, était-ce plus facile? Oui, oui, oui, m'exprimais-je intérieurement.
Et alors très doucement, je montrais à Virginie qui avait fini la séance mouchoir, à Chantal qui semblait vouloir faire la paix, que les conventions sont des histoires inventées, des rencontres stériles, des avancées vers la mort. Continuez à parler de votre différence d'âge, montrez-la comme les yeux de Picasso au milieu de la figure, et vous allez vous crever les yeux. Ainsi parla Julie.
La parole dura longtemps. J'apaisais. Je faisais réfléchir. Je mouchais l'âme. Je mouchais l'âme de l'autre, le vieux, qui se disait vieux pour emmerder la jeune, qui ne voulait plus être jeune pour continuer à aimer. Et les angoisses s'emberlificotèrent de mots, et les maux de rubans. Et nous avons bu du Bordeaux beaucoup. Et nous avons mis du Dave pour danser entre filles. Vanina, ah ah ah! La vie fut plus belle pour Virginie...
Pourquoi je raconte ça? Bah, pour vous dire peut-être qu'il est assez simple d'être homosexuelle quand on l'a décidé. Portez-vous bien. Votre
Julie
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