LE POLONAIS QUI FUT, PENDANT UNE HEURE, LA HONTE DU PIANO

Chantal et moi, cela tombe bien, on a à peu près les mêmes goûts musicaux. Même si cette chère amie n'est que ma colocataire et que je ne suis que la sienne, il arrive que des ravissements imprévus et pleines de notes envahissent la maison et nous réunissent. L'autre jour, Chantal m'a fait découvrir une belle version de la Symphonie de Franck, moi, aujourd'hui, j'ai écouté en boucle un CD acheté à la Fnac, une interprétation fougueuse des Préludes de Chopin par un jeune pianiste polonais, Rafal Blechacz.

Je la juge étrange et envoûtante, cette version, avec des appuis à la main gauche inattendus et des emphases qui pourraient paraître brouillonnes mais qui servent la magie un peu sèche de ces courtes pièces. Chantal déboula bien vite chez moi, s'assit sur mon lit, perplexe, et commenta avec hargne. Elle trouvait ça mauvais, très clinquant, parfaitement ridicule. Elle en a le droit, certes. Mais avez-vous remarqué comme les critiques esthétiques, parfois, atteignent en vous la beauté des élans simples? Ailée et radieuse, la Julie tombait sous les coups d'une Chantal rigoureuse et argumentée, tombait par terre, et à ras-terre rampait dans des déconvenues désespérées. "Ah, tu crois?" furent les mots définitifs que ma métamorphose d'oiseau extasié en tortue fermée à la musique fut capable de murmurer. Pour comparer, une fois Chantal partie, j'écoutais les versions de Brendel, de Serkin et ma préférée, l'interprétation de Nikita Magaloff. Oui, c'est vrai, merde, le jeune Blechacz était clinquant. Clinquant. Autant dire bling bling. Et je pleurais presque de découvrir que Magaloff c'était Fillon et l'agité des touches noires c'était... Ah!

Obstinément, je remis le disque clinquant sur la platine. Ecoutons à nouveau. Ecoutons mieux. Etait-ce clinquant ou lumineux? Etait-ce surchargé ou construit? Avais-je dans les oreilles un impressionnisme racoleur ou une introspection qui osait se montrer? Oh, Chantal, comme tu te trompais tout à l'heure! Cet enfant au piano me donnait encore de la joie. Il ne parlait pas, il soufflait des notes obscures, il fuyait le brio, ne t'en déplaise... Je souriais, redevenue oiseau, et mes ailes étaient éloignées de ce qui brille car ce qui brillait autour de moi ne brillait pas. Une force et une profondeur était à l'œuvre.

 Julie

Google, au boulot : goût esthétique - ça existe du piano bling bling? - interprétations de Chopin - Rafal Blechacz  - pianiste polonais